CHAPITRE V

 

« Empoisonneurs ! »

« Assassins ! »

Succédant aux hurlements de la foule déchaînée, une pierre zébra l’air, atteignant l’enseigne de plein fouet. Les lettres lumineuses du mot « Tatouages » explosèrent en une gerbe de courts-circuits éblouissants, une cascade d’étincelles s’échappa des tubes rompus, se déversant sur la tête et les épaules des manifestants qui refluèrent en désordre, se piétinant les uns les autres. Au-dessus de la boutique aux volets métalliques baissés, un bref incendie noircit la façade avant de mourir en une bouffée de suie grasse. Sa frayeur dissipée, la vague humaine repartit à l’assaut, bombardant l’échoppe à coups de pavés et de bouteilles vides. Mais si les tôles blindées obturant la porte et la devanture ne souffraient nullement de ces salves dérisoires, il en allait autrement pour Lise qui, recroquevillée sur son matelas, se bouchait les oreilles en sanglotant. Depuis la veille elle se sentait seule, abandonnée et impuissante au creux du cube d’obscurité qu’était soudain devenue la boutique assiégée. Elle savait bien qu’aucun des fous furieux occupant actuellement la rue ne pourrait forcer le barrage du rideau de fer anti-émeute. Une voiture lancée à pleine vitesse ne serait pas parvenue à l’enfoncer ; malgré cela elle avait peur, elle avait honte. À la radio elle avait entendu que plusieurs tatoueurs s’étaient suicidés dans la nuit du dimanche, et un moment elle avait été tentée d’en faire autant. Puis la foule justicière avait envahi les rues, cherchant à saccager les officines de tatouages, à lyncher les dessinateurs. Lise n’avait eu que le temps d’abaisser la manette du système de sécurité. En une fraction de seconde l’échoppe vieillotte et fragile s’était changée en bunker. Il y avait de cela seize heures…

Elle s’efforça de refouler les sanglots qui lui bloquaient la gorge, roula sur le dos au milieu des draps froissés. Les bruits de la rue ne lui parvenaient qu’assourdis, et si elle entendait les cris de haine, elle ne pouvait saisir le sens des mots. Elle avait soif ; elle tâtonna dans l’obscurité à la recherche de la carafe qu’elle posait toujours sur le sol, à la tête du lit. Elle n’osait pas allumer la veilleuse, comme si l’opacité des ténèbres ajoutait à la protection des volets de sécurité. Elle se déplaça en aveugle, buta contre une pile de livres et s’immobilisa, le cœur battant. Des coups sourds montaient de la façade. Un bélier ? De nouveau elle eut peur…

Elle avait commis une erreur en regagnant la boutique ; elle aurait dû sauter dans le premier avion, faire un saut de cinq ou six mille kilomètres… fuir la ville. Mais non, à l’annonce de la nouvelle, elle s’était sentie désemparée, perdue, elle avait voulu prouver sa bonne foi en revenant s’expliquer… leur dire qu’elle n’était qu’une victime, qu’à aucun moment elle n’avait soupçonné une telle horreur, que… Dès qu’elle les avait vus se ruer en bas de la place, elle avait compris qu’ils ne la laisseraient jamais s’expliquer, qu’ils allaient la frapper, la tuer, avant même qu’elle ait le temps d’ouvrir la bouche, et elle avait eu le réflexe d’enclencher le système de protection. Depuis elle attendait, noyée dans les ténèbres, que s’éloigne la tempête. Les coups cessèrent. Elle réalisa qu’elle était gluante de sueur et fit passer sa robe par-dessus sa tête. Ses tempes bourdonnaient. Elle battit en retraite, se jeta sur le matelas et enfouit son visage dans l’oreiller…

Tout avait commencé dans la nuit de vendredi. Elle avait été surprise par la sonnerie du téléphone alors qu’elle sortait de la douche. En décrochant elle avait aussitôt reconnu la voix d’un client, et tout de suite elle avait éprouvé un pincement désagréable au creux de l’estomac. L’homme, un journaliste fort célèbre, paraissait étrangement dérouté, lui qui d’ordinaire faisait montre d’une inépuisable suffisance.

— C’est votre œuvre, ma chère, lâcha-t-il sur un ton faussement léger, vous savez : cette licorne rouge que vous m’avez tatouée il y a six ou sept mois… C’est étrange, elle ne bouge plus. Elle est… fixe. Oui, c’est ça : FIXE ! Comme un tatouage banal, ordinaire. Sa couleur s’est ternie, on dirait qu’elle est sèche, elle n’a plus ce beau luisant du début, et de plus…

Lise avait dû se racler la gorge pour réussir à parler…

— De plus… ?

— Excusez-moi, ma chère, mais j’éprouve d’insupportables démangeaisons sur toute l’étendue du dessin. C’est… c’est très désagréable.

Elle l’avait rassuré, avait diagnostiqué une allergie passagère et prescrit une pommade anti-inflammatoire. Pourtant, lorsqu’elle gagna sa couche, elle ne put trouver le sommeil. Les mots de son interlocuteur demeuraient étrangement présents à son esprit : « C’est la licorne, elle ne bouge plus. On dirait qu’elle est sèche… »

Qu’est-ce que Barney lui avait raconté à propos de l’hirudine ? Qu’elle empêchait la coagulation, maintenait l’encre à l’état liquide et la préservait de la dessiccation… C’était à peu près tout. Peut-être ne s’agissait-il que d’un cas isolé ? Fallait-il prévenir le petit homme ?

Comme elle s’agitait entre ses draps, elle ne tarda pas à être en sueur. Les nerfs à fleur de peau, elle s’habilla d’une robe de cuir noir, passa un imperméable, des bottes, un chapeau, et sortit dans la nuit. Barney lui avait toujours recommandé d’appeler d’une cabine publique. Elle respecta la consigne, mais aucun des numéros qu’elle avait appris par cœur ne daigna répondre. Déroutée, elle entra dans un bar et commanda un cognac. Au bout d’une minute, elle se rappela le code du tatoueur chez qui elle avait accompli un stage de quinze jours avant d’ouvrir sa propre boutique. C’était un garçon charmant, un ancien des beaux-arts qui avait exposé une ou deux fois par le passé, et avec qui elle avait failli faire l’amour, un soir, par désœuvrement.

Elle l’eut presque immédiatement au bout du fil. Il lui confirma avoir reçu lui aussi des plaintes relatives à une subite immobilité des figures, mais – au contraire de Lise – il n’avait pas cherché à contacter Barney. Elle quitta la cabine en proie à un trouble grandissant. L’alcool l’anesthésiant légèrement, elle se joignit à la foule qui déambulait sur le boulevard principal. C’était déjà la grande foire à la solitude des débuts de week-end, et des centaines d’hommes, de femmes, s’entrecroisaient, leur numéro de téléphone peint à la bombe fluorescente sur le dos de leur imperméable. Le spectacle était affreusement déprimant.

Vers une heure du matin, un hurlement de souffrance figea les promeneurs sur l’asphalte mouillé, et Lise put voir un gros homme nu jaillir du porche d’un hôtel borgne. Il était chauve, rose, et couvert de sueur. Il fit quelques pas au hasard et tomba à genoux dans une flaque. Immédiatement un attroupement se forma.

— Ça me brûle ! commença-t-il à crier. Dieu ! Ça me brûle là-dedans ! Faites quelque chose !

Lise réalisa qu’il se grattait la poitrine avec fureur, s’arrachant la peau à grands coups d’ongles. Un adolescent ricana, quelque part dans l’obscurité. L’homme poussa un second hurlement en même temps qu’il urinait et déféquait sous lui. La jeune femme aperçut alors le grand aigle aux ailes déployées qui occupait les pectoraux du malade. Un tatouage bon marché, probablement effectué dans une quelconque échoppe de la zone industrielle, sans aucune recherche artistique, une caricature standard comme devaient en arborer des centaines d’ouvriers, de marins ou de soldats…

— J’ai mal ! sanglota l’obèse dont la tête touchait à présent le trottoir. Il ne vole plus… Il ne vole plus, et j’ai mal… MAL

Trois policiers du service civil dispersèrent l’attroupement. Une ambulance se rangea à proximité. À l’instant où on couchait le gros homme sur le brancard, Lisa distingua les contours du tatouage : ils étaient humides de sang, comme si chaque trait du dessin venait d’être taillé au rasoir, comme si un scalpel invisible avait soudain entrepris de découper soigneusement la figure gravée à l’encre noire sur l’épiderme rose et gras de l’inconnu. Elle en fut sérieusement ébranlée. L’instant d’après, elle se fit bousculer par une bande d’adolescents qui la tripotèrent outrageusement sans quelle parvienne seulement à réagir. Son cerveau restait hypnotisé sur les cris de l’homme : « il ne vole plus, et j’ai mal… » Avait-il voulu dire que le tatouage avait cessé de se déplacer, LUI AUSSI ? Dans ce cas, toute immobilité du dessin devait être immédiatement interprétée comme le signe avant-coureur d’un mal étrange qu’elle concevait encore confusément mais qu’elle devinait terrible… Obéissant à une impulsion, elle se rua dans une cabine et forma le numéro du journaliste-vedette qui l’avait appelée deux heures plus tôt. On décrocha…

— Allô ! Jean-Xavier ? balbutia-t-elle, c’est Lise, je voulais savoir pour votre licorne, est-ce que…

— Allô ! trancha une voix glacée. Ici le médecin-patrouilleur de service, la personne que vous cherchez à joindre est très malade. Vous avez l’air au courant, cette licorne qu’il a sur le ventre, il s’en plaignait depuis longtemps ?

— N… Non… des démangeaisons… Je crois.

Il y eut une sorte d’aboiement dans l’écouteur.

— DES DÉMANGEAISONS ! Vous vous fichez de moi ? Je n’ai jamais vu une pareille ulcération ! Les chairs sont rongées, le muscle est atteint… C’est, c’est comme si on l’avait tatoué à l’acide sulfurique, je n’arrive pas à enrayer le processus, ça creuse, ça creuse… Bon sang, il n’y a plus de dessin, vous comprenez ? Un trou… Juste un trou qui va en s’approfondissant !

Il perdait son sang-froid. Lise raccrocha, au bord de la syncope, un goût de bile dans la bouche. Un dragueur entra derrière elle dans la cabine et lui passa la main sous la jupe, entre les cuisses, sans qu’elle ait la force de se défendre. À la fin, devant son inertie, il crut avoir affaire à une droguée et s’esquiva en jurant. Lise retrouva le boulevard. Désormais aucun doute n’était plus permis. Les tatouages étaient en train de tuer leurs propriétaires ! Quelque chose s’était passé… Une modification moléculaire, une réorganisation chimique, due à la dessiccation, qui déchaînait un formidable pouvoir dévorant. Barney… Barney l’avait peut-être toujours su ! Barney s’était servi d’eux pour lancer la première mode radicalement mortelle de l’histoire ! Elle entra dans un bar, but un scotch et égrena les différents codes du petit homme. Aucun ne répondit. La peur minait ses genoux. Elle dut s’asseoir.

— Vous avez une console de crédit bancaire ? demanda-t-elle au barman.

Sans un mot il lui désigna un isoloir rococo masqué par un lourd rideau rouge. Elle s’y précipita pour pianoter les chiffres de virement qui lui permettaient chaque jour de déposer sa recette sur le compte de la « société pour l’exploitation du tatouage mobile ». Une inscription raya l’écran : « Accès interdit. » « Compte sous surveillance judiciaire. Transactions suspendues. »

Le sol vacilla sous ses pieds. Une action venait d’être déclenchée en haut lieu. La mise sous séquestre des avoirs de la société équivalait à un mandat d’amener. Barney devenait un hors-la-loi, et les tatoueurs ses complices… Cette fois elle eut vraiment peur.

Le scandale éclata avec l’aube, et tous les médias s’en firent l’écho. Exploitant la nouvelle de la façon la plus brutale, certains journaux à sensations créèrent une formidable vague de panique. Des manchettes terrifiantes explosèrent au présentoir des kiosques :

« LE TATOUAGE QUI TUE ! »

« Mode meurtrière ! »

« Le gang des dessinateurs-assassins ! »

Plusieurs émeutes ravagèrent le quartier des ministères. On brûla cinq officines de tatouage, mais aussi des salons de coiffure et des pharmacies ! Les forces de l’ordre durent se résoudre à l’assaut et il y eut de nombreux blessés de part et d’autre. À midi, un quotidien célèbre pour son ton critique parla de « Canular gigantesque », et la fièvre retomba. Sans doute s’agissait-il d’une manœuvre grossière ou d’une tentative d’intoxication, car les hospitalisations – elles – se succédaient à un rythme effrayant. À treize heures, un porte-parole du ministère de la Santé vint faire le point sur les écrans de la télévision d’État : Contrairement aux affirmations de la presse, aucune mort n’était à déplorer, on comptait seulement une centaine de cas de perforations graves, et quatre cents ulcérations bénignes. Ce qui, somme toute, apparaissait comme « rassurant ». Un médecin calme et posé lui succéda pour confirmer ces chiffres et parler de « manifestations allergiques rarissimes et au pourcentage extrêmement faible par rapport à la masse de la population tatouée ! »

Ce discours à peine terminé, quatre quotidiens tirèrent chacun une édition spéciale infligeant un cruel démenti aux sommités du ministère. Selon eux, douze ou treize décès avaient été enregistrés dans la nuit. Quant à la prétendue allergie, il s’agissait en fait d’une évolution biochimique menaçant SANS EXCEPTION tous les porteurs de tatouages !

La cité connut un nouvel après-midi de folie, et des affrontements sanglants opposèrent les milices municipales aux émeutiers ivres de colère et d’angoisse.

Assommée par ces révélations successives et contradictoires, Lisa regagna la boutique déserte. Elle ne dut sa survie qu’au réflexe qui lui commanda d’abaisser les volets de protection : quelques minutes à peine après son arrivée un groupe d’individus surexcités envahit la place, traînant dans son sillage une meute avide d’en découdre… Depuis elle attendait, noyau vivant d’un cube de ténèbres sur lequel déferlaient les forces nées de la peur.

 

*

* *

 

Trois jours passèrent. Il n’en fallut pas moins aux brigades de police pour reprendre les choses en main. À présent, on savait que la totalité des malades actuellement hospitalisés avaient été tatoués à la même époque, c’est-à-dire aux tout premiers temps de l’engouement collectif, il y avait de cela deux ans. Le processus d’ulcération semblait donc en relation directe avec le vieillissement des images. Vieillissement dont le symptôme le plus manifeste consistait en une disparition de cette fameuse mobilité qui avait été à l’origine d’une mode qu’on jugeait aujourd’hui parfaitement stupide. Les autorités médicales décidèrent d’organiser un recensement massif. Par la voie des ondes et de l’image, on demanda aux victimes en puissance de se rendre au commissariat le plus proche de leur domicile pour s’y faire répertorier. Il importait avant tout de préciser la date d’exécution du dessin, les cas seraient traités par ordre chronologique. La colère fit place à une sourde angoisse. Un peu partout des files d’attente engorgèrent les rues, paralysant la circulation. Les entreprises, désertées par leurs employés morts de peur, ne tournèrent plus qu’au ralenti… ou plus du tout.

Suivit une courte épidémie de mutilations. Terrorisés à la seule idée de voir le dessin ornant leur épiderme se changer en un cratère suppurant, de nombreux malades potentiels préférèrent sectionner à la scie circulaire la jambe ou le bras sur lesquels évoluait le tatouage menaçant. Certains, qui s’étaient bourrés d’analgésiques en prévision de l’opération, s’endormirent avant d’avoir pu décrocher le téléphone pour appeler au secours… et moururent d’hémorragie. On vit bien entendu fleurir les inévitables charlatans qu’attire toute psychose collective. On vendit à prix d’or des « gommes à peau », dont le frottement répété devait venir à bout de n’importe quel tatouage en moins de trois mois ! Suivirent crèmes et onguents divers à la composition aussi fantaisiste qu’inefficace. La foule se jeta sur ces exutoires, usant indifféremment des procédés les plus aberrants sans même sourciller…

Lorsque ses provisions furent épuisées, Lise se trouva confrontée à une triste alternative : risquer de se faire lyncher en mettant le nez dehors… ou mourir de faim ! Les élancements qui striaient son estomac ne lui permirent pas de tergiverser très longtemps. Elle s’habilla de la façon la plus neutre qui soit et déconnecta l’un des volets de l’arrière-boutique, après quoi, le souffle court, elle retroussa sa jupe pour sauter la barre d’appui d’une fenêtre donnant sur une ruelle aux façades aveugles. Quand ses talons heurtèrent les pavés, éveillant un choc douloureux le long de sa colonne vertébrale, elle songea qu’elle était maintenant totalement vulnérable. Si un groupe d’enragés avaient décidé d’un roulement de surveillance elle était perdue…

Elle remonta la ruelle en essayant de faire le moins de bruit possible puis bifurqua dans une rue en pente. Elle n’avait pas fait une dizaine de mètres, qu’une voiture la doubla et s’arrêta dans un hurlement de freins, la portière avant droite ouverte. Elle faillit rebrousser chemin en courant, mais une voix la cloua sur place :

— Lise ! Vite !

C’était Nathan !

Elle se rua sur le siège, claqua la poignée, tandis que le véhicule se lançait à l’assaut du boulevard.

— Je t’attendais depuis trois jours ! cria le garçon pour dominer le vrombissement du moteur. Je commençais à me demander si tu ne t’étais pas suicidée ! Tu sais, heureusement que j’étais là : ils avaient laissé un piquet de surveillance, tu n’aurais jamais pu dépasser la place !

Lise lui jeta un rapide coup d’œil. À part un crâne rasé assez insolite, il ne conservait aucune trace apparente de sa malheureuse confrontation avec les gorilles de Barney.

— On va chez moi, conclut-il après avoir vérifié dans le rétroviseur qu’on ne les suivait pas.

Ils retrouvèrent le studio sous les combles. Lise se laissa tomber sur un coussin et Nath fit du thé. Une atmosphère de gêne s’installait, s’appesantissant de minute en minute. Le garçon revint, emplit les tasses…

— Ça va très mal, tu sais ? lança-t-il sans préambule. Tout le monde nage dans le brouillard le plus complet. Au ministère de la Santé, on feint de minimiser l’affaire, mais en réalité on a très peur. Barney est introuvable et j’ai l’impression que les services de police ne déploient pas un zèle excessif pour le localiser ! C’est curieux. Il y a eu plusieurs plaintes déposées par des associations de consommateurs, mais aucune commission d’enquête n’a encore été nommée… Tout se passe comme si on voulait faire traîner les choses en longueur… Certains diraient : donner aux coupables le temps de s’échapper.

— Tu es ridicule ! explosa la jeune femme. Le compte de la société a été bloqué et…

Nathan haussa les épaules.

— J’ai eu des informations, il n’y avait qu’une somme ridicule sur ce compte, je pense qu’on le vidait au fur et à mesure en prévision de ce qui arrive aujourd’hui… Barney savait que l’entreprise capoterait au premier signe de maladie, il a probablement tout combiné en fonction de cette donnée : faux papiers, filière d’évasion, planques diverses. Ce qui m’ennuie, c’est que ce type n’existe nulle part : on ne trouve sa trace dans aucun fichier ! Si je ne l’avais pas vu, je dirais que c’est un fantôme. Enfin ! Comprends-moi ! Une affaire de cette envergure n’a pu se monter sans d’énormes protections ! On couvre Barney ! On le couvre parce que plusieurs grosses têtes du gouvernement touchaient des pots-de-vin faramineux ! Le scandale risque à tout moment de devenir politique… et puis il y autre chose…

— Quoi ?

Il parut hésiter et baissa instinctivement la voix.

— J’ai un ami dans un institut de sondage… Il a retrouvé de vieux listings : des enquêtes, des questionnaires collectés dans des journaux de jeunes aux premiers temps de la mode du tatouage mobile… D’après lui, il semblerait que 70 % des tatoués soient des gosses de seize à vingt ans.

— C’est normal. Les modes ne vivent que parce que les adolescents les nourrissent…

— Oui, oui, mais il y a autre chose… Enfin, je ne sais pas si je dois te le dire…

Lise reposa sa tasse, exaspérée.

— Si tu fais dans l’ultra-secret, colle-toi un ruban adhésif sur la bouche et n’en parlons plus !

— Ne t’emballe pas ! Mais tu comprends : ces gosses, tous chômeurs en puissance, tous destinés à grossir les rangs des « travailleurs-disponibles » – comme on dit aujourd’hui ! – après tout, leur mort prématurée arrangerait bien les affaires de l’État ! Un trop-plein d’inutiles liquidés, hop ! Et la balance se rééquilibre d’un seul coup !

— Tu es fou ! Ton copain est complètement paranoïaque ! Vous êtes en train de sombrer dans la phobie classique du journaliste professionnel : la découverte du grand complot mondial !

Nathan eut un geste irrité.

— Tu ne veux pas réfléchir ! ragea-t-il. Ce que je dis est loin d’être idiot. Une épidémie c’est incontrôlable, alors que dans le cas présent il s’agit d’une épidémie « morale », « psychologique », presque programmable ! On pouvait pratiquement déterminer à l’avance le profil des futurs tatoués ! La cible principale : des jeunes d’âge scolaire, des étudiants, bref toute une population destinée à envahir le monde du travail dans un délai assez bref…

— Ça ne tient pas debout ! Il y a des ouvriers parmi les premiers hospitalisés, des militaires, des travailleurs…

— Évidemment, mais en pourcentage assez réduit ! Juste de quoi donner le change !

Sa voix grimpait dans l’aigu. Il s’en rendit compte et se calma d’un seul coup.

— Bon, on laisse ça de côté. De toute façon, si Barney est un agent des services secrets qui a travaillé sur ordre de la haute autorité, on n’entendra plus jamais parler de lui. Peut-être même est-il déjà mort !

Le silence se réinstalla, pesant. Lise but une gorgée de thé. Il était tiède. Elle se sentait glacée jusqu’au fond des os, elle frissonna.

— C’est de la folie, répéta-t-elle dans un souffle, ce serait monstrueux…

Nathan leva un sourcil critique.

— Pas plus qu’un conflit de frontière factice, uniquement conçu pour résorber un excédent de population ! Et puis la guerre, les bactéries, les armes neutroniques, c’est incontrôlable, on sait où ça commence, on ne peut jamais prévoir où et quand ça s’arrêtera. Ici le procédé était beaucoup plus fiable. Et qui accuser ? Ceux qui se sont prêtés aux aiguilles des tatoueurs l’ont fait de leur plein gré ! Personne ne leur a mis le couteau sur la gorge ! Dans quelques jours je ne serais pas étonné de voir certains organismes d’État entamer une campagne sur le thème de « l’inconséquence juvénile » et de « l’infantilisation prolongée des jeunes ! » Et on retombera sur l’éternelle devise : « Les malades sont responsables de leur maladie » qui a surtout le mérite de donner bonne conscience aux bien portants ! De toute manière, il ne s’agit là que d’une hypothèse de travail qu’aucune preuve ne vient étayer. Ça te rassure ?

La jeune femme esquissa un sourire qui se changea en grimace.

— Et les blessures ? balbutia-t-elle. Tu as vu les blessures ?

— Des photos uniquement. Très, très moche. On dirait que les types ont été percés de part en part. On parle « d’ulcérations galopantes » mais en réalité personne ne sait rien. Pour quelqu’un qui n’est pas au courant, ça fait l’effet de cadavres traversés par une balle explosive…

Lise blêmit. Nath repoussa la théière, alla pêcher un flacon de gin sur un rayonnage encombré de livres.

— On va placer des centaines de malades en observation, conclut-il en versant l’alcool dans les tasses, dès que les tatouages cesseront de bouger on tentera de les prélever au laser, mais ce n’est qu’une théorie… Pour ma part je pense que lorsque le tatouage s’immobilise il est déjà trop tard… Quant à le prélever lorsqu’il jouit de toute sa vélocité, on a essayé : c’est impossible. Ou alors il faut l’isoler sur un membre… et trancher ce dernier !

Lise eut un spasme incontrôlable.

— J’ai rencontré un toubib qui a une idée techniquement valable, continua le garçon. La cryogénisation. On congèle les corps : les chairs deviennent dures comme la pierre et le tatouage s’immobilise forcément, on le découpe alors au burin. L’ennui c’est que le nombre de malades à traiter est considérable, les hôpitaux ne sont pas équipés et le coût de l’opération viderait les caisses de l’État ! Il n’en est donc pas question… sauf pour quelques rares privilégiés ayant les moyens de s’offrir un tel peeling !

Ils burent en silence.

Un peu plus tard dans la soirée, alors qu’elle était légèrement ivre, Lise laissa tomber sa robe sur la moquette et s’allongea sur les coussins du divan. À sa grande surprise, elle observa un net mouvement de recul chez son compagnon tandis qu’une expression de panique dilatait ses pupilles à l’excès.

— Ne m’en veux pas, souffla-t-il d’une voix pratiquement inaudible. Je ne peux pas… Le chat !

Lise se raidit, sa chair se hérissa, et – en une fraction de seconde – son ivresse s’envola. LE CHAT ! Au milieu des bouleversements des derniers jours elle avait oublié le petit chat noir au poil horripilé qui hantait son anatomie… Cette image minuscule imposée par Barney, et qu’elle n’avait jamais considérée comme faisant partie de sa personne physique… Oui ! Elle avait oublié le plus important : QU’ELLE ÉTAIT ELLE-MÊME TATOUÉE !

— Tu comprends, bégaya Nathan pitoyable. S’il se met à remuer, à… à voyager sur ma peau… Je ne le supporterais pas… C’est… c’est viscéral !

Lise ferma les yeux, soudain très lasse.

— Je comprends parfaitement. Tu te dis que s’il émigre sur ton dos ou ton ventre après que nous ayons fait l’amour, il pourrait bien me venir à l’idée de te LE laisser « en pension », et de m’éclipser durant ton sommeil…

— Tu es folle ! Je n’ai jamais dit ça !

— Tiens ? Je crois me rappeler au contraire une époque où tu m’exhortais à me débarrasser de lui en couchant avec quelqu’un que je détesterais ?

— C’était une plaisanterie idiote…

— Ah bon ?

Il n’ajouta rien et elle l’entendit qui s’installait dans la pièce d’à côté. Elle pleura longuement puis s’endormit, brisée. Lorsqu’elle s’éveilla, le matin suivant, Nathan avait disparu. Elle trouva un mot sur la machine à écrire :

 

« Je pars sur un coup. Je serai absent quelques jours.

Tu peux rester. Fais comme chez toi.

Affectueusement. Nath. »

 

Réalité ou mensonge diplomatique ? Elle ne sut trancher et chiffonna le papier, le cœur serré. Dans la rue, la police patrouillait, dispersant les « attroupements de plus de DEUX personnes »…

 

*

* *

 

Assez rapidement, il devint évident que les hôpitaux ne pourraient résorber l’afflux incessant des malades potentiels. Un décret institua l’organisation de « camps d’observation sanitaire » aux abords de la ville. Camps qui seraient bien entendu placés sous l’autorité souveraine de l’armée. La nouvelle provoqua une levée de bouchers, et on parla immédiatement de « ghettos institutionnalisés », de « prisons-hôpitaux », de « médecins-geôliers »…

 

« L’avenir du procédé est d’ores et déjà prévisible, clama un éditorialiste, on commencera par PRIER les malades de s’y rendre de leur plein gré, puis – devant leur légitime hésitation – on les y conduira de force, au besoin en organisant des rafles gigantesques ! Et les « camps d’observation sanitaire » se changeront en de vastes mouroirs bordés de charniers ! »

 

Lise n’était pas loin de penser la même chose. Sur son ventre, ses seins, ses fesses, le petit chat restait cependant d’une extrême vélocité. C’était incompréhensible, d’autant plus qu’elle faisait probablement partie du plus ancien contingent de tatoués, celui qui avait contribué à lancer la mode funeste. Selon les lois de la logique elle aurait dû normalement être l’une des premières victimes du mal. De quel inexplicable sursis bénéficiait-elle ? Seul Barney aurait pu lui répondre !

L’oisiveté aidant, elle finit par se demander s’il ne lui serait pas possible, en passant au peigne fin l’appartement délabré du quartier « polaire », de trouver un indice susceptible de la mettre sur la piste du petit homme…

Nathan téléphona au début de l’après-midi. Sa gaieté factice exaspéra Lise qui le coupa net au milieu d’une laborieuse plaisanterie.

— Le local de Barney, lança-t-elle tout à trac, tu sais : le siège de cette société fantôme pour l’étude de je-ne-sais-quel-poisson-lumineux, la police y a-t-elle perquisitionné ?

Il y eut un silence stupéfait à l’autre bout du fil.

— Ma foi, je n’en sais rien, lâcha le garçon décontenancé, peut-être ignore-t-elle tout de cette planque…

— Tu n’as pas mis les flics au courant ?

— Bon sang ! Je ne suis pas un indicateur ! Et si tu veux mon avis, ça n’aurait pas servi à grand-chose, l’oiseau s’est sûrement envolé depuis longtemps !

Il marqua une courte hésitation avant d’ajouter :

— J’avoue que ma rencontre avec les sbires de ton Barney a considérablement refroidi ma fougue d’enquêteur. Tant pis pour le scoop ! De toute manière, maintenant il est trop tard…

Ils échangèrent encore quelques banalités et se séparèrent. Lise resta songeuse. Quelque chose la poussait à quitter le studio, une intuition irraisonnée, la certitude irrationnelle d’avoir tiré la bonne carte.

Elle s’habilla, quitta l’immeuble et prit la direction du quartier « polaire ». Bien qu’aucune poursuite n’ait été entamée contre les tatoueurs, elle se sentait dans la peau d’une hors-la-loi et il lui semblait que les regards des passants s’attardaient lourdement sur son passage. Bientôt le bloc des hyperthyroïdiens se dessina dans un halo de condensation qui lui donnait une allure spectrale. Comme la première fois, elle loua une combinaison chauffante et s’enfonça tête basse dans le dédale de givre. Quelques outils cliquetaient dans son sac : une pince, un long tournevis, qu’elle avait découverts au fond d’un placard chez Nath, et avec lesquels elle espérait forcer la serrure de la porte d’entrée.

Elle croisa très peu de promeneurs. Au bas de l’immeuble, la plaque de marbre avait toujours son aspect irréel de sorbet à la vanille. Elle entra. En grimpant l’escalier, elle songea qu’elle était idiote. Elle ne trouverait rien, tout au plus quelques poissons morts au fond d’un aquarium à la surface gelée, des boîtes de conserves, des bouteilles de bière… La carte de visite jaunie n’avait pas changé de place. Dans un réflexe de prudence, elle pressa le bouton de la sonnette. La porte s’ouvrit, un homme de haute taille au crâne rasé lui fit signe d’entrer.

— Il est dans le salon, grogna-t-il entre ses dents, il vous attend.

Lise eut un hoquet de stupéfaction.

— Il m’attend ?

Le cerbère haussa pesamment les épaules.

— Le garde de la cabine de location nous a prévenus de votre arrivée, ma petite ! Vous nous prenez pour des amateurs ? Tout le quartier est jalonné de guetteurs qui bouffent des pilules à longueur de journée pour jouer les hyperthyroïdiens. Alors, vous vous décidez ?

Lise déglutit avec peine. Au fond de la salle elle aperçut Barney, sanglé dans un uniforme qu’elle ne put identifier. Il arborait une casquette plate d’officier supérieur et un nombre impressionnant de galons.

— Tu n’es pas parti ? lâcha-t-elle bêtement.

— Parti ? Pourquoi ? Personne ne nous recherche.

Elle eut peur. Une phrase se mit à danser dans sa tête : « LA GUEULE DU LOUP ! ». Jamais une expression ne lui sembla mieux trouvée. Elle était hypnotisée par Barney ; l’uniforme le rendait irréel. À présent, ils étaient seuls dans la grande pièce froide. On avait débranché les aquariums, et le givre cristallisait ses fleurs complexes sur les vitres des viviers. Des bêtes d’eau tropicales, tuées par la température trop basse, dérivaient à la surface des bocaux, prises dans la croûte de glace en formation.

— Alors c’est vrai, murmura-t-elle dans un nuage de vapeur blanche, c’était une opération destinée à réduire le nombre des chômeurs ?

Barney gloussa.

— Tu lis trop de romans policiers, ma petite ! C’était une opération commerciale. UNE SIMPLE OPÉRATION COMMERCIALE conçue pour renflouer le déficit budgétaire, une opération extrêmement lucrative, mais qui a mal tourné…

Elle se demanda s’il la jugeait assez idiote pour avaler une pareille couleuvre. Le petit homme fronça les sourcils.

— Tu ne me crois pas, hein ? Tu as raison. Je ne sais pas moi-même dans quel but on a monté ce trafic… Je me suis contenté de le mettre en place, comme me l’ordonnaient mes supérieurs. S’agit-il d’une manœuvre visant à diminuer la densité de la population, comme le chuchotent certains journalistes d’opposition, ou d’une combine destinée à enrichir quelque gros ponte du gouvernement ? Je n’en sais rien. Tout est possible…

— Pourquoi me racontes-tu ça ? Parce que je vais mourir ? Parce que le tatouage va me trouer de part en part d’ici un jour ou deux ? C’est ça, hein ?

La voix de Lise avait grimpé. Il la freina d’un geste.

— Calme-toi !

Saisissant la jeune femme par le poignet, il la tira dans l’embrasure d’une fenêtre et s’assura d’un regard que le cerbère ne croisait pas à proximité.

— Tous les tatoueurs devaient être marqués, murmura-t-il sourdement, pour inspirer confiance. C’étaient les ordres. J’ai obéi. Mais j’ai toujours eu un petit faible pour toi… C’est vrai. Tu me plaisais vraiment en « jeune morte »…

— Attends encore un peu, cracha Lise acerbe, dans quelque temps je posséderai mon rôle à la perfection, j’espère que tu viendras m’applaudir… à la morgue !

— Pas d’humour facile, je t’en prie ! Tu as été une des premières marquées, tu ne réalises pas que tu devrais déjà être morte à l’heure qu’il est ? Tu aurais dû NORMALEMENT compter parmi les premières victimes…

— Qu’est-ce que tu essaies de me dire ?

Le visage de Barney se crispa et son regard se fit fuyant, il eut un geste pour lui signifier de parler plus bas.

— Le flacon dont tu t’es servie pour tatouer le chat, chuchota-t-il, il était… spécial. Spécialement préparé pour toi. Par mes soins. J’ai augmenté la dose d’hirudine, ce conservateur anticoagulant dont je t’ai parlé. L’encre mettra plus longtemps que prévu à sécher. Je l’ai rendue beaucoup plus fluide que celle du « commerce ». Rien dans les ordres ne me l’interdisait, n’est-ce pas ? Voilà c’était ce que je voulais t’apprendre. Tu bénéficies d’un sursis, mais j’ignore tout du temps qu’il te reste à vivre. Car l’encre finira par sécher, C’EST INÉVITABLE… Ça, je ne pouvais pas l’empêcher… Les ordres sont les ordres. Peut-être que d’ici là les médecins auront trouvé un remède… mais je n’y crois pas vraiment.

Lise recula. Le sang battait à ses tempes. Elle tenta d’avaler une salive inexistante.

— Tu es en train de m’expliquer que je ne frôle pas encore la panne sèche, que tu as glissé subrepticement un jerrycan de secours dans mon coffre. C’est ça ?

Elle crânait, mais ses genoux se dérobaient sous son poids. Elle s’accrocha à l’espagnolette et posa son front sur la vitre glacée.

— C’est ça, chuinta Barney dans un souffle. Maintenant il faut que tu partes. Quitte la boutique, tu as du fric, ton compte ne sera pas bloqué, j’y ai veillé. Profite du temps qui te reste. C’est une sale histoire, qui prend trop d’ampleur. Je ne suis pas moi-même à l’abri, je sais trop de choses et dans mon boulot on n’aime guère les témoins à charge, je me demande si…

Il se tut, et son visage plissé de rides retrouva toute sa raideur.

— Va, conclut-il, pars tout de suite. Je t’ai protégée du mieux que j’ai pu. On ne retrouvera pas ton nom, rien qu’un numéro. Vide ton compte à un guichet automatique et disparais. Je ne peux rien de plus. Le sursis… c’était la seule concession, la seule ruse qui m’était permise dans le cadre de mes fonctions.

Il lui tourna le dos, n’offrant plus au regard qu’une silhouette voûtée dans un uniforme qu’on eût dit de carnaval. Lise dut accomplir un terrible effort pour reprendre le contrôle de son corps, elle traversa l’appartement aux effluves de vase, dégringola l’escalier et plongea dans le brouillard givrant comme dans l’eau d’un lac.

En quelques mots, Barney venait d’élucider le mystère du petit chat noir à l’époustouflante vélocité. L’anticoagulant surdosé avait conféré à l’image un singulier pouvoir de transfert. Un pouvoir que le petit homme ignorait et auquel Lise pourrait avoir recours à la toute dernière extrémité… Elle eut une nausée. Dieu ! Serait-elle capable d’une telle ignominie ? Donner la mort en feignant de donner l’amour ! Les mots de Nathan affluèrent à sa mémoire : « Couche avec quelqu’un que tu détestes, et laisse-lui ta bestiole… en pension DÉFINITIVE ! »

Elle se mit à vomir, souillant l’étoffe de la combinaison chauffante. Sur la glace du trottoir ses déjections fumaient. Elle reprit sa marche hésitante vers le poste de garde. Elle y restitua le scaphandre de nylon et dut acquitter une amende pour « détérioration ». Dix minutes plus tard elle avait retrouvé la température du monde quotidien. Très vite, elle se surprit à dévisager les hommes, cherchant plus ou moins consciemment quelqu’un qui lui serait violemment antipathique. Elle ne trouva personne. D’ailleurs pour se résoudre à abandonner ainsi le chat mortel en « territoire étranger », il lui aurait fallu éprouver une haine terrifiante pour son partenaire… Peut-on haïr un inconnu ? Elle chassa cette pensée, fit l’acquisition d’une mallette blindée et se rendit dans une banque automatique. Là, conformément aux directives de Barney, elle vida son compte. Les billets verts, indéchirables et imputrescibles, alignèrent leurs liasses au fond de la valise. Sans être énorme, la somme restait coquette. Au moins elle n’aurait pas de problème d’argent ! Il y avait de quoi tenir un bon moment dans l’aisance, or le temps était justement ce qui risquait de lui faire le plus défaut…

Un grand vide se creusa en elle. Elle était comme déconnectée, out… Incapable d’éprouver le moindre désir, la plus petite envie… Machinalement, elle rentra chez Nathan et s’assit près du téléphone, attendant elle ne savait quel message prophétique. L’obscurité envahit l’appartement, noyant les objets un à un. Lise songea à ces vieux contes fantastiques où des personnages successifs tentent désespérément de céder à un tiers un objet maléfique dont la possession leur coûterait le salut… Aujourd’hui le petit chat noir prenait les mêmes allures de talisman maudit.

Vers minuit, alors qu’elle sombrait dans l’ankylose, le téléphone sonna. Lorsqu’elle porta le combiné à son oreille elle n’entendit qu’un souffle un peu rauque…

— Oui ?

— Pas de bavardage, fit une voix laborieusement déformée. Surtout pas de bavardage. J’ai réfléchi. Pour votre problème… Il y a peut-être quelqu’un qui pourrait vous aider…

— Qui ?

— À Shaka-Kandarec, aux limites de la Terre des Ponts. La réserve zoologique. Vous notez ?

— Oui.

— Un homme. David Sarella. Je crois qu’il peut comprendre. Vous pourriez partir en reportage, les animaux dont il s’occupe sont très… particuliers, mais il est capable de s’intéresser à des bêtes plus communes : DES CHATS par exemple… Peut-être arriveriez-vous à un accord ?

— Je vous remercie.

— De rien. Adieu.

Il y eut un claquement et la ligne redevint libre.

Lise se passa la main sur le visage. Ses lèvres tremblaient. Barney ! C’était l’ultime message de Barney, elle en aurait mis sa tête à couper ! Il n’avait pu résister ! Il lui avait fallu se mettre en règle avec sa conscience, jeter une dernière carte, si aléatoire fût-elle…

Elle relut les mots hâtivement griffonnés. Ils n’éveillaient aucun écho dans sa mémoire ; à quelle contrée perdue faisaient-ils référence ?

Shaka-Kandarec…

Elle se secoua, courut vers la bibliothèque. Elle alluma la lampe du bureau, pêcha plusieurs atlas, un portulan, une dizaine de vieux guides écornés, et se jeta avidement sur cette littérature emplie de cartes aux symboles étranges. Elle feuilletait page à page, égrenant les lignes et les colonnes d’un ongle studieux. Les lettres se brouillaient sous ses yeux. Peu à peu, elle s’éloignait des villes, s’enfonçait au cœur de régions désolées dont elle n’avait jamais entendu prononcer le nom. Elle filait, abandonnant le tracé multicolore des autoroutes pour errer sur des voies sinueuses n’aboutissant nulle part. La migraine l’assaillit, plaquant sur sa tête un casque douloureux. La fatigue l’abattit, le nez sur les livres, la joue sur une frontière au pointillé agressif. Elle se réveilla à neuf heures, prit une douche et fila à la bibliothèque de documentation civile. Là, il lui fallut une demi-journée de dépouillement avant d’isoler une vague allusion à la terre des ponts dans une chronique vieille d’une centaine d’années, et publiée à compte d’auteur. Cette trace infime la galvanisa pourtant. Elle revint. Le lendemain et le surlendemain. À la fin de la semaine, elle savait approximativement où se situait le territoire mythique évoqué par Barney. Rien ne la retenait plus. Le dimanche, elle se rendit à l’aéroport. En sautant d’une compagnie à l’autre, elle avait calculé qu’il lui faudrait quinze jours pour atteindre Shaka-Kandarec. Les dés étaient lancés…